Nommer la biodiversité en milieu agricole : proposition d’une terminologie sans jugement
Freddie-Jeanne Richard1 & Boris Monachon2
1Directrice de Recherche INRAE, unité Abeilles et environnement
2Enseignant contractuel et doctorant à l'Université de Toulon, Anglais et Linguistique
Les métaphores sont couramment utilisées pour exprimer des notions abstraites par substitution analogique. Dans l’étude des métaphores, il est important de différencier le domaine cible (que l’on cherche à décrire au travers de la métaphore) et le domaine source (dans lequel sont puisées les notions connues permettant de mieux comprendre le domaine cible). Ainsi l’utilisation des métaphores va jouer sur les systèmes de communication et influencer les raisonnements pouvant, dans certains cas, aider à organiser et à représenter des informations complexes. L’utilisation des métaphores est difficilement évitable, mais sa prise en compte pourrait faciliter la représentation à long terme des connaissances sémantiques abstraites (Boroditsky, 2000) en choisissant de mettre en avant certains aspects d’un domaine cible au travers d’aspects plus familiers d’un domaine source.
Des études sur le cadrage métaphorique, par exemple, ont montré que l’emploi d'une métaphore utilisée pour décrire un problème social (par exemple, « Le crime est un virus » versus « Le crime est une bête ») change la façon dont les gens perçoivent le problème (Thibodeau et Boroditsky, 2011, 2013, 2015) : décrire la criminalité comme un VIRUS amène les gens à suggérer une politique orientée vers des solutions au problème qui sont préventives ; un cadre BÊTE oriente davantage l’opinion vers des solutions curatives.
Des métaphores sont couramment utilisées pour décrire la biodiversité. Les différentes espèces peuvent être classées dans des catégories associées à des jugements sur la base de critères très anthropiques, notamment pouvant être basés sur les conséquences qu’ils ont sur nos activités. Dans le domaine de l’agriculture par exemple, une forte dichotomie existe dans la terminologie utilisée pour décrire les espèces. En effet, les espèces dont l’impact apparait comme positif sont décrites avec une terminologie relativement neutre ou positive comme les auxiliaires, les espèces utiles. En revanches, les espèces dont l’impact est considéré comme négatif sont décrites avec des termes forts comme les ravageurs, les bioagresseurs, les nuisibles.
Le vocabulaire utilisé est susceptible d’affecter notre rapport au vivant et les actions menées, notamment en termes de gestion. Pourtant une même espèce peut avoir des impacts différents selon l’environnement où elle évolue et le rôle qu’elle y joue. Les notions de bonne espèce et de mauvaises espèces sont souvent relatives dans le temps, dépendantes du contexte et diffèrent selon les critères et objectifs de l’observateur.
Dans le cadre d’un atelier organisé par le réseau sur les effets non-intentionnels du biocontrôle à Hyères à l’automne 2024, nous nous sommes intéressés à la terminologie utilisée pour décrire les groupes d’espèces dont les actions sont considérées comme plus ou moins contraignantes pour notre société. Notre réflexion portait sur la manière de décrire les êtres vivants avec un vocabulaires plus neutre. Ainsi, atténuer les jugements appréciatifs identifiés dans le vocabulaire utilisé pour décrire le vivant pourrait modifier notre rapport aux espèces et notre façon d’interagir avec les espèces sur le long terme. Il s’agirait alors de construire avec le vivant et non plus de lutter contre le vivant, dans les mots et dans les actions, ce qui pourrait ouvrir des nouvelles approches de gestion. Cet atelier regroupait des chercheurs jeunes et expérimentés s’inscrivant dans différents champs disciplinaires (linguistes, sociologues, écologues).
L’utilisation du terme « espèces utiles » peut sous-entendre que d’autres espèces sont inutiles. En dépit d’une potentielle redondance écologique, les espèces sont souvent complémentaires et la diversité contribue à la résilience du fonctionnement d’un écosystème dans sa globalité. Pour les espèces non-utiles, voire celles considérées de façons négatives, un seuil d’acceptabilité est à définir avant de prendre des mesures de régulation pour l’espèce considérée.
Nous avons également constaté le recours à une terminologie dépréciative pour qualifier les espèces allochtones (par opposition aux espèces autochtones). Des adjectifs tels que « envahissant », « invasif », « exotique », « étranger », sont parfois utilisés et renvoient, selon nous, à une vision anthropocentrée de l’environnement, et se doublent d’un jugement dépréciatif pour les espèces concernées.
Ainsi nous proposons d’utiliser une autre terminologie (voir tableau 1). Pour les espèces dites utiles ou dont l’impact est considéré comme positif : « espèces régulatrices » ; pour les espèces dites dont l’impact est considéré comme négatif à un moment donné : « espèce à réguler ».
Prenant en compte l’importance de la communication en langue anglaise dans le domaine de l’agroécologie, nous souhaitons également proposer des propositions équivalentes pour la diffusion internationale de ces notions. Pour cela, nous avons recours à la paire de suffixes -or et -ee utilisée en anglais avec un nom agent pour décrire respectivement une espèce qui initierait la régulation, et une espèce qui ferait l’objet de cette action :
- Espèce régulatrice deviendrait regulator (regulate + -or)
- Espèce à réguler deviendrait regulatee (regulate + -ee)
À noter que le suffixe -é est l’équivalent français de -ee, mais que nous avons préféré adopter une forme infinitive pour éviter l’ambiguïté sémantique associée à la forme parfaite « régulée » qui suggérerait que l’espèce a déjà été régulée. De telles expressions marquent toutefois l’importance de définir un seuil acceptable permettant de prendre la décision ou non de régulation de l’espèce considérée.
Concernant l’origine des espèces en question, nous proposons de conserver la forme « autochtone » en français pour les espèces locales (native en anglais) et d’employer la forme « allochtone » pour les autres espèces (non-native en anglais). Le mot autochtone fait partie de la langue générale et pourrait être aisément utilisé par le grand public et les médias, tandis qu’allochtone, dont la forme est similaire, bénéficierait de son bagage sémantique pour être plus rapidement compris et adopté.
Notre terminologie pourrait donner les combinaisons suivantes :
- Espèce régulatrice autochtone (native regulator-species)
- Espèce à réguler autochtone (native regulatee-species)
- Espèce régulatrice allochtone (non-native regulator-species)
- Espèce à réguler allochtone (non-native regulatee-species)
On pourrait envisager les glissements suivants :
- Un autochtone régulateur (native regulator)
- Un autochtone à réguler (native regulatee)
- Un allochtone régulateur (non-native regulator)
- Un allochtone à réguler (non-native regulatee)
Le tableau 1 présente des cas concrets d’application de cette terminologie.
Tableau 1 : Proposition de terminologie pour décrire les espèces en système agricole
Régulation biologique | Autochtone (native) | Allochtone (non-native) |
Espèce régulatrice (regulator-species) | Lutte biologique par conservation Coccinelle à sept points (Coccinella septempunctata1) | Lutte biologique « classique » Micro-Guêpe ichneumon (Mastrus riden2) Micro-Guêpe parasitoïde (Torymus sinensis3) |
Espèce à réguler (regulatee-species) | Adventices parasites ou toxiques Pyrale du maïs (Ostrinia nubilalis4) Renouée faux liseron (Fallopia convolvulus5) | Frelon asiatique (Vespa velutina 6) Renouée du japon (Reynoutria japonica 7) Moucheron asiatique (Drosophila suzuki 8) |
1 utilisée comme prédateur pour son contrôle efficace des populations de nombreuses espèces de pucerons
2 utilisée en lutte biologique par acclimatation pour contrôler le carpocapse des pommes, Cydia pomonella ; originaire d’Asie centrale, plus précisément du Sud du Kazakhstan et du Nord-Ouest de la Chine
3 utilisée dans la lutte biologique contre le cynips du châtaignier (Dryocosmus kuriphilus) ; originaire de chine
4 lépidoptères dont les chenilles creusent des galeries et consomment différentes structures végétales notamment les cultures de maïs, le tournesol, le houblon, le chanvre, la pomme de terre….
5 Plante herbacée annuelle capable de s'enrouler autour des tiges, elle peut ainsi nuire à la croissance des plantes
6 Vespidé prédateur généraliste ; originaire d’Asie
7 plantes à fleurs de la famille des Polygonaceae et se développe particulièrement bien sur les berges des cours d'eau ; originaire d’Asie orientale
8 drosophile japonaise ou drosophile à ailes tachetées est un insecte diptère qui pond dans les fruits avant maturité puis le consomme ; originaire d'Asie du Sud-Est
Le fruit de notre réflexion nous a conduit à faire des propositions terminologiques alternatives ou plus neutres pouvant être privilégiées pour la communication et les interventions sur les espèces concernées. Les métaphores peuvent certes faciliter la persuasion en aidant à organiser et structurer l’information dans le domaine cible, mais le vocabulaire utilisé actuellement pour décrire ces espèces contribuent à justifier des moyens d’actions parfois démesurés qui se font au détriment de notre propre espèce. S’approprier une terminologie moins agressive pour décrire les espèces pourrait progressivement contribuer à une meilleure cohabitation entre l’homme et la biodiversité dans son ensemble afin de mieux la préserver, la respecter et d’apprendre à vivre ensemble tout en intégrant les contraintes de notre société grandissante. La santé de notre environnement et l’équilibre des espèces sont des éléments essentiels pour garantir notre santé et la résilience de nos écosystèmes.
Remerciements.
Louise Van-Oudenhove et Simon Fellous porteur du réseau ENI-BC+ (Effets Non-Intentionnels des BioContrôles) financé par le métaprogramme SuMCrop de l'INRAE.
Les participants de l’atelier : Manuel Boutet, Isis Poinas, Quentin Guilloit, Tom Souhill, Lucie Muller
Bibliographie citée :
Thibodeau, P. H., & Boroditsky, L. (2011). Metaphors we think with: The role of metaphor in reasoning. PLoS ONE, 6(2), e16782.
Thibodeau, P. H., & Boroditsky, L. (2013). Natural language metaphors covertly influence reasoning. PloS ONE, 8(1), e52961.
Thibodeau, P. H., & Boroditsky, L. (2015). Measuring effects of metaphor in a dynamic opinion landscape. PloS ONE, 10(7), e0133939
Boroditsky, L. (2000). Metaphoric structuring: Understanding time through spatial metaphors. Cognition, 75(1), 1–28
Pour en savoir plus sur les métaphores :
Thibodeau P., (2018). The Function of Metaphor Framing, Deliberate or Otherwise, in a Social World. Metaphor and the social world. 7(2) DOI:10.1075/msw.7.2.06thi
Pour en savoir plus sur l’utilisation de la terminologie en lutte biologique :
Ledouble H, (2020). Term circulation and conceptual instability in the mediation of science: Binary framing of the notions of biological versus chemical pesticides Discourse & communication 14: 466-488
Ledouble H, (2019). Vulgarisation scientifique et médiation de la science – instabilité terminologique dans le domaine de la lutte biologique. Terminology 25 : 60-92 issn 0929-9971